Télérama publie cette semaine un excellent dossier sur la pauvreté, son analyse et les solutions trouvées par quelques uns pour s'en sortir. Extraits.
La malnutrition n’est pas qu’un problème des pays pauvres. En France, ils sont plus de 8 millions à avoir besoin d’aide pour se nourrir. C’est trois fois plus qu’en 2005. Pour certains paysans, chercheurs, militants de tout horizons, la solution est de créer une sécurité sociale de l’alimentation.
(…) Depuis 2019, le projet se peaufine au sein d’un collectif lancé par l’association Ingénieurs sans frontières Agrista. Ses membres sont des agriculteurs, des agronomes, des militants associatifs, des chercheurs. Ils sont de générations et de sensibilités politiques différentes, leurs discussions sont souvent animées. Il y a encore un an, leur idée paraissait folle. Une pandémie plus tard, elle fait des émules de tous les côtés de l’échiquier politique, des Insoumis jusqu’à La République en marche, les Verts ou le PS.
Une file d’attente lors d’une distribution alimentaire à Clichy-sous-Bois organisée par le collectif Aclefeu et Toucouleurs. ©Guillaume Herbaut
“À ceux qui se sentent déjà exclus, et auxquels on donne les rebuts que personne n’a voulu consommer.” Marie Drique, du Secours catholique
(...) "L’aide alimentaire est devenue une filière d’écoulement pratique pour le secteur agroalimentaire, " observe Dominique Paturel chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) et membre du collectif de la Sécurité sociale alimentaire (SSA). « Ces politiques publiques ont été organisées en synergie avec la grande distribution et la surproduction agro-industrielle, poursuit Dominique Paturel. On recycle le gaspillage, on récupère les surplus invendus, et invendables, à toutes les étapes — à la sortie des champs, des entreprises de transformation, des supermarchés… L’aide alimentaire est devenue une filière d’écoulement pratique pour le secteur agroalimentaire. » Bref, l’aide alimentaire coûte moins que ce qu’elle rapporte, en allègement de coûts de destruction.
On oublie que ce système repose en partie sur un lien équivoque entre la lutte contre la précarité et celle contre le gaspillage.
En France, le droit à l’alimentation, qui garantit l’accès à une alimentation adéquate pour tous, reste un impensé inouï. Reconnu depuis la Déclaration des droits de l’homme de 1948, ce droit universel n’a toujours pas été rendu constitutionnel… et n’est donc pas appliqué. « En termes juridiques, il n’y a rien, résume Magali Ramel, l’une des rares juristes à travailler sur le sujet, et coautrice, pour ATD Quart Monde, d’une vaste étude qui a inspiré les travaux du collectif de la SSA (« Se nourrir lorsqu’on est pauvre »). Nos sociétés d’abondance ont invisibilisé les phénomènes de la faim, de la malnutrition, comme s’ils ne concernaient que les pays pauvres. D’où ce paradoxe : au niveau international, la France défend le droit à l’alimentation et critique l’aide alimentaire, mais soutient cette dernière sur son propre territoire, sans en parler en termes de droit. »
Alors, pour en sortir, le projet de SSA nous invite à réfléchir autrement. Passons de l’aide au droit, proposent ses artisans. Ensemble, construisons une véritable démocratie alimentaire dont la Sécu serait l’un des dispositifs concrets, pour se nourrir soi-même, comme on le souhaite. « On dispose déjà d’un système éprouvé, dont on peut tirer les leçons, et savoir ce qu’il faut faire ou pas, dit l’agronome Mathieu Dalmais, initiateur du collectif en 2019. On est simplement revenus aux sources du régime général tel qu’il a existé jusqu’en 1967 : comme pour la santé, le dispositif devra être universel, géré de façon démocratique par les citoyens, et financé par les cotisations sociales — payées par tout le monde, individus comme entreprises. » Mais pourquoi tous les citoyens, quand une partie d’entre eux n’en a pas un besoin vital ? « À l’image de la Sécu qui garantit un accès aux soins et aux médicaments pour tous, chacun doit pouvoir accéder à une alimentation choisie, saine, durable, dont les conditions de fabrication sont connues par les citoyens, qui ne sont pas que des consommateurs. »
C’est, aussi, une manière d’affirmer que l’alimentation durable est un bien commun, qui nous concerne tous : pour construire plus d’équité sociale, transformer notre modèle agricole et prendre soin de l’environnement. « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus, disait Margaret Thatcher. Nous défendons l’exact opposé : la socialisation ! dit Kevin Certenais, futur paysan et membre de Réseau salariat, une association d’éducation populaire fondée par le sociologue et spécialiste de la Sécurité sociale, Bernard Friot, autour d’un projet d’appropriation collective des moyens de production, et d’un salaire à vie. Notre proposition consiste à s’en sortir collectivement, comme ce fut le cas pour le régime général de la Sécu, résultat d’une conquête ouvrière, subversive, révolutionnaire. »
Concrètement, chacun recevrait 150 euros par mois, « soit 5 euros par jour, le minimum nécessaire pour avoir un peu de dignité et de choix, sachant que le budget alimentaire moyen des Français avoisine les 230 euros mensuels », détaille Mathieu Dalmais. Versée sur une carte vitale-alimentaire, cette somme permettrait d’accéder à des produits conventionnés, démocratiquement, par l’ensemble des acteurs — mangeurs, producteurs, entreprises, magasins…—, dans des « caisses » décentralisées. « Nous discutons âprement de l’organisation de ces caisses, que je préfère appeler gouvernement local d’alimentation durable, et qui décideront des critères de conventionnement », dit Dominique Paturel, qui milite depuis longtemps pour une démocratie alimentaire.
« L’alimentation répond à une diversité de besoins sociaux, culturels, psychologiques, identitaires. » Dominique Paturel
Que veut-on manger ? Quels professionnels et quel type d’agriculture veut-on conventionner ? Comment aborder la diversité alimentaire ? Pas question d’imposer un modèle unique, que ce soit des achats végan ou en vrac, à des gens qui n’en ont pas les codes, ou l’envie. « L’approche doit être différenciée, martèle la chercheuse. L’alimentation répond à une diversité de besoins sociaux, culturels, psychologiques, identitaires. Le régime standard n’existe pas, fut-il le plus vertueux, comme manger local, bio, de saison. Celui-ci correspond plutôt à mon modèle, celui d’une certaine classe sociale… Or la question de la nourriture est traversée par des enjeux de domination et de violence, où s’entretient ce préjugé, par exemple, que les pauvres ne savent pas manger… »
Autant dire que le défi démocratique s’annonce immense, puisqu’il s’agit rien de moins que de « rendre politique un enjeu installé au plus profond de nos vies, et une problématique essentiellement portée par les femmes ! », rappelle Dominique Paturel. Bref, de reprendre la main sur des décisions portant sur un besoin vital, quotidien, sur lesquels nous avons tous, y compris les plus précaires, des désirs et des savoir-faire. Utopique ? « C’est une solution parmi d’autres, pas LA solution miracle, dit Jean-Claude Balbot. Offrir le choix d’une nourriture durable, c’est magnifique. Mais il faudra la produire, sans renforcer le système agro-industriel, et donc, rendre désirable le métier de paysan. Un vrai programme politique… » Mais après tout, ajoute Mathieu Dalmais, « on a quand même fait un truc de fou en 1946 ! Bien sûr que de multiples freins existent, à commencer par les freins mentaux qui nous disent qu’il est impossible de faire autrement. Mais il y a encore un an, jamais je n’aurais imaginé qu’on en serait là, avec un débat désormais lancé dans l’arène publique… » Alors, les uns et les autres s’attellent déjà à la prochaine étape : écrire leur propre projet de loi.
Merci à Florent Sebban du réseau des Amap Île-de-France.
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Voir aussi l'interview de l'historienne Axelle Brodiez-Dolino “La gestion actuelle de la pauvreté est purement palliative”,
À lire Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation. Entretien de Dominique Paturel réalisé par Marie-Noëlle Bertrand, éd. Arcane 17, 120 p., 10 €. Ensemble pour mieux se nourrir, Frédéric Denhez et Alexis Jenni, éd. Actes Sud, 208 p., 20€.
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